Familiar Touch : une fresque poétique et fragmentée de la mémoire en déclin

Une mémoire qui vacille, mais des gestes qui résistent

Dans Familiar Touch, dernier long-métrage réalisé par Sarah Friedland, la mémoire vacillante devient un terrain de cinéma, sensible et profondément humain. Le film s’ouvre sur Ruth Goldman (interprétée avec justesse par Kathleen Chalfant), une octogénaire atteinte de démence. Dès les premières scènes, elle manie un couteau avec une aisance rassurante, découpant soigneusement de l’aneth ou des pamplemousses pour préparer un repas. Ce geste simple, loin d’annoncer un accident ou un moment de vulnérabilité, révèle au contraire un savoir-faire intact, une mémoire musculaire préservée. Car Ruth est une ancienne cuisinière professionnelle, et la cuisine devient ici son refuge contre l’effacement progressif du réel.

Un dernier repas, un adieu en douceur

Elle prépare ces sandwichs pour un déjeuner partagé avec son fils, Steve (H. Jon Benjamin). Du moins, c’est ce que nous savons — car Ruth, elle, ne reconnaît plus Steve. Elle a oublié son nom, leur lien familial, et même l’idée qu’elle ait un enfant. Malgré cette perte déchirante, Steve garde une contenance stoïque. Ce repas dans la maison de Ruth à Los Angeles est le dernier : Steve doit la conduire à Bella Vista, une résidence médicalisée haut de gamme, qu’elle avait choisie elle-même auparavant. Mais pour Ruth, cette décision est désormais une surprise.

Ses réactions sont parfois cocasses, parfois troublantes. Lorsqu’elle croit que Steve l’emmène à un rendez-vous galant, elle glisse une remarque taquine, à la limite de l’inconvenance, révélant une part oubliée de sa personnalité. Lorsque Steve l’appelle « Maman », elle réagit avec froideur, nie leur lien et affirme qu’elle n’a jamais voulu d’enfants. Dans cette confusion, on devine un mélange de rejet, de déni, et d’une volonté farouche de préserver sa dignité.

Une femme entre deux mondes

Ruth oscille constamment entre clarté et brouillard. Elle se rappelle des recettes, des adresses, des épisodes de son passé, mais pas de ceux qui l’aiment aujourd’hui. Pour ne pas perdre pied, elle consigne ses souvenirs, récite ses plats préférés, partage des souvenirs d’enfance à Brooklyn, de sa grand-mère aux fourneaux, ou encore de son engagement dans les droits civiques.

Elle incarne une génération de femmes fortes et indépendantes, peu enclines à se laisser infantiliser. Accepter la dépendance, c’est pour elle une lutte intérieure. Pourtant, le temps s’impose, irrémédiablement.

La nourriture comme ancrage identitaire

La réalisatrice Sarah Friedland insuffle à son œuvre une esthétique nourrie de couleurs vives, avec une place centrale accordée à la nourriture. Chaque plat est filmé avec précision : salades de fruits, œufs brouillés, sandwichs méticuleusement dressés. C’est dans ces gestes, ces textures, ces goûts que Ruth semble encore se reconnaître, comme si la cuisine devenait un prolongement de son identité.

Le travail du directeur de la photographie, Gabe C. Elder, renforce cette impression de flottement. La caméra glisse avec douceur à travers les couloirs de Bella Vista, captant les résidents dans leur quotidien. Tantôt lucide, tantôt perdue, Ruth évolue dans un monde entre rêve et réalité. À certains moments, elle redevient même une enfant, et sa soignante, Vanessa (Carolyn Michelle Smith), devient une figure maternelle douce mais ferme, respectueuse de ses désirs d’autonomie.

Une œuvre subtile sur la fin de vie

Dans l’un des moments les plus poignants du film, Ruth, après une baignade relaxante, se tient sous la douche et murmure : « Je ne me souviendrai pas. » Cette lucidité douloureuse résume l’essence même du film : une conscience intermittente de la perte, un combat silencieux contre l’oubli. Familiar Touch ne cherche pas à choquer ni à attendrir de façon facile. Il préfère l’observation délicate, l’intimité du quotidien, la beauté dans le détail.